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« Les mots ouvrent grand les fenêtres »

Chroniques Culture Théâtre

Fragments d’éternité avec Edouard Baer, un homme touché par la grâce.

Une pièce qui relate l’histoire d’un comédien fuyant sa propre pièce pour s’inviter dans un théâtre voisin. Une idée aussi saugrenue ne pouvait naître que de l’esprit génial d’Edouard Baer, auteur et réalisateur de l’absurde Akoibon et du réussi Ouvert la nuit. Homme de télévision, de cinéma et de théâtre, fils d’énarque et bref employé de banque, ancien fidèle du Caca’s club – le Club des Analphabètes Cons mais attachants –, « Molièrisé » et inoubliable dans Cravate club, Edouard Baer est l’un des saltimbanques les plus inspirés et inspirants du microcosme parisiano-germanopratin.

Révélé sur les ondes de Radio Nova avec son acolyte Ariel Wizman dès 1993, l’homme aux cheveux en bataille est un véritable touche-à-tout. Autant sur le petit écran avec son culte Centre du visionnage et sur la scène de tous les théâtres de France et de Navarre que sur grand écran – ce monologue culte et totalement improvisé dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre –, sur les ondes ou devant ses pairs aux Césars et à Cannes, cet amoureux des mots a su imposer son style, son humour, sa mélancolie et son élégance.

Depuis longtemps déjà, Edouard Baer est l’un de mes saltimbanques favoris. Dès lors, je ne pouvais manquer son passage dans la Cité ardente où, ce vendredi 16 juin, le Forum faisait salle comble pour assister à la représentation de sa pièce Les élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce. Spoiler : il n’y eut pas que cet homme qui fut touché par la grâce, l’ensemble des spectateurs aussi !

Pendant près de deux heures, Edouard Baer, avec le concours d’un régisseur/comédien/barman, d’un gitan habile à la gratte et d’un Gendarme plus vrai que nature, s’est livré sans faux-semblants, oscillant entre humour désabusé, références culturelles, et réflexions métaphysiques. Edouard Baer – il n’aura échappé à personne que le personnage qu’il interprète est son double – est un homme qui doute. Et en ces temps troublés, où la nuance et le débat tendent à disparaître, où des parangons de vertu pétris de certitude martèlent leur vérité et où ceux qui aboient le plus fort pensent avoir toujours raison, cela fait du bien. « Je sais que je ne sais rien », affirmait Socrate, confirmant que c’est le doute, la capacité à raisonner et à s’interroger sur soi, les autres et le monde qui font les (grands) hommes.

Dans ce Dernier bar avant la fin du monde, Edouard Baer convoqua ses héros, son panthéon d’illustres. Le gamin qui répétait les discours des hommes politiques français devant son lavabo reprit tout naturellement celui d’André Malraux en hommage à Jean Moulin. Mais également les formidables Romain Gary, André Camus et Charles Bukowski, Napoléon, Boris Vian et Georges Brassens, sans oublier Jean Rochefort et d’autres belles canailles. Un kaléidoscope émouvant et drôlissime, des miscellanées superbes, un ersatz de ceux qui ont forgé l’identité et le parcours de cet artiste inclassable.

Sur scène, dans la salle et même en coulisse, Edouard Baer occupa tout l’espace, nous emmenant dans une divagation d’anthologie, donnant sans cesse l’impression de s’adresser personnellement à chacun d’entre-nous – c’est sans doute là une des plus grandes forces des immenses comédiens. Avec délicatesse et sens du rythme, décalage et sincérité, fragilité et poésie, Baer nous emporta dans un tourbillon merveilleux, formidable ode au théâtre, à la littérature et au cinéma – à la vie, en somme – pour nous offrir quelques moments de… grâce, des minutes délicieuses, des fragments d’éternité, avant de se retirer avec élégance et modestie sous les vivats du public.

Nul doute que ces instants suspendus, frappés par la grâce, eurent été la parfaite soirée avant la fin du monde.

Thiebaut Colot

Crédit photo : DR

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